La mobilité contrainte des agents publics s’est imposée comme un mécanisme de gestion des ressources humaines dans les administrations françaises. Ce dispositif, qui peut prendre différentes formes juridiques, représente un outil stratégique pour les employeurs publics tout en constituant une source d’inquiétude pour les fonctionnaires. Entre nécessités de service et respect des droits des agents, le cadre normatif a considérablement évolué ces dernières années, notamment avec les réformes successives de la fonction publique. Ce sujet, au carrefour du droit administratif et de la gestion des ressources humaines, mérite une analyse approfondie pour comprendre les fondements juridiques, les modalités d’application et les conséquences de ces mesures sur les parcours professionnels des agents publics.
Le cadre juridique de la mobilité contrainte dans la fonction publique
Le principe de mobilité contrainte dans la fonction publique trouve son fondement dans plusieurs textes législatifs et réglementaires. La loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, ainsi que la loi n° 84-16 du 11 janvier 1984 relative à la fonction publique de l’État constituent le socle juridique initial. Toutefois, c’est la loi n° 2009-972 du 3 août 2009 relative à la mobilité et aux parcours professionnels dans la fonction publique qui a véritablement instauré un cadre structuré pour les mobilités, y compris contraintes.
Une nouvelle étape a été franchie avec la loi n° 2019-828 du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique qui a renforcé les possibilités de recours à la mobilité contrainte. Cette loi a notamment modifié l’article 62 bis de la loi du 11 janvier 1984 en élargissant les possibilités de restructuration des services. Le décret n° 2019-1441 du 23 décembre 2019 relatif aux mesures d’accompagnement de la restructuration d’un service de l’État est venu préciser les modalités d’application de ces dispositions.
Les différentes formes de mobilité contrainte
La mobilité contrainte peut prendre plusieurs formes juridiques :
- La réaffectation suite à une suppression de poste
- La mutation dans l’intérêt du service
- Le détachement d’office, notamment en cas d’externalisation d’un service public
- La position normale d’activité imposée dans le cadre d’une réorganisation
- La mise à disposition autoritaire dans certaines circonstances définies par la loi
Le Conseil d’État a précisé dans plusieurs arrêts les conditions de légalité de ces mesures. Dans sa décision CE, 22 février 2007, n° 280341, il a rappelé que toute mobilité contrainte doit être justifiée par l’intérêt du service et ne pas constituer une sanction déguisée. De même, dans l’arrêt CE, 25 septembre 2013, n° 365139, il a souligné l’obligation pour l’administration de proposer un poste correspondant au grade de l’agent concerné.
La jurisprudence administrative a progressivement encadré ces dispositifs en imposant le respect de garanties procédurales, comme l’obligation d’information préalable ou la consultation de la Commission Administrative Paritaire (CAP) dans certains cas. Toutefois, les réformes récentes ont réduit le champ d’intervention des CAP, limitant ainsi certaines garanties dont bénéficiaient les agents.
Les mécanismes de mise en œuvre des mobilités contraintes
La mise en œuvre d’une mobilité contrainte obéit à des procédures strictes, variables selon les situations. Dans le cadre d’une restructuration de service, l’administration doit d’abord publier un arrêté ministériel listant les services concernés. Ensuite, elle doit élaborer un plan d’accompagnement personnalisé pour chaque agent affecté par cette restructuration, comme le prévoit le décret n° 2019-1441.
Lorsqu’il s’agit d’une mutation dans l’intérêt du service, l’administration doit justifier sa décision par des motifs précis liés aux nécessités de fonctionnement du service. La Cour Administrative d’Appel de Marseille, dans un arrêt du 27 mai 2014 (n° 12MA00780), a invalidé une mutation d’office dont les motifs n’étaient pas suffisamment établis, rappelant ainsi l’exigence de motivation.
Le détachement d’office, introduit par la loi de 2019, constitue une innovation majeure. Il permet à l’administration de détacher un fonctionnaire, sans son accord, auprès d’un organisme de droit privé ou de droit public lorsque l’activité d’une personne morale de droit public employant des fonctionnaires est transférée à une personne morale de droit privé ou à une personne morale de droit public gérant un service public industriel et commercial.
Le rôle des instances consultatives
Même si leurs compétences ont été réduites, les Commissions Administratives Paritaires conservent un rôle dans certaines situations de mobilité contrainte, notamment en cas de refus de titularisation ou de licenciement. Les Comités Sociaux d’Administration (CSA), qui ont remplacé les comités techniques et les CHSCT depuis la loi de 2019, doivent être consultés sur les projets de réorganisation des services.
Le dispositif d’accompagnement personnalisé constitue une garantie pour l’agent concerné. Il comprend :
- Un entretien individuel pour déterminer le projet professionnel
- Une action de formation adaptée au nouveau poste
- Un suivi individualisé pendant un an après la mobilité
- Des mesures financières compensatoires dans certains cas
La circulaire du 12 janvier 2021 relative aux mesures d’accompagnement en cas de restructuration précise les modalités pratiques de mise en œuvre de ces dispositifs. Elle insiste sur la nécessité d’un accompagnement personnalisé et sur l’importance du dialogue social tout au long du processus.
Dans la fonction publique territoriale, le Centre de Gestion joue un rôle central dans l’accompagnement des agents en situation de mobilité contrainte, notamment en cas de suppression d’emploi. Il assure le reclassement des agents et leur propose des possibilités de reconversion professionnelle.
Les protections statutaires face aux mobilités contraintes
Face aux risques inhérents à la mobilité contrainte, le statut général de la fonction publique prévoit plusieurs garanties pour les agents. Le principe de protection fonctionnelle, inscrit à l’article 11 de la loi du 13 juillet 1983, s’applique lorsque la mobilité contrainte conduit à des situations de harcèlement ou de discrimination.
La garantie de maintien de la rémunération constitue une protection financière majeure. L’article 6 du décret n° 2019-138 du 26 février 2019 prévoit le versement d’une indemnité d’accompagnement à la mobilité lorsque la rémunération du nouvel emploi est inférieure à celle de l’emploi d’origine. Cette indemnité est versée pendant une durée maximale de trois ans.
Le droit au reclassement représente une garantie fondamentale. Dans son arrêt CE, 2 octobre 2002, CCI de Meurthe-et-Moselle, le Conseil d’État a consacré l’obligation pour l’administration de rechercher un reclassement avant d’envisager un licenciement. Cette jurisprudence a été codifiée dans les textes statutaires.
Les recours possibles pour les agents
En cas de mobilité contrainte contestée, les agents disposent de plusieurs voies de recours :
- Le recours gracieux auprès de l’autorité qui a pris la décision
- Le recours hiérarchique auprès de l’autorité supérieure
- La saisine du tribunal administratif dans le délai de deux mois suivant la notification de la décision
- Le référé-suspension en cas d’urgence pour obtenir la suspension de la mesure
La jurisprudence administrative a progressivement défini les critères d’appréciation de la légalité des mobilités contraintes. Par exemple, dans l’arrêt CE, 27 janvier 2017, n° 396810, le Conseil d’État a jugé qu’une mutation dans l’intérêt du service devait être justifiée par des considérations objectives et non par des motifs tenant à la personne de l’agent.
Les organisations syndicales jouent un rôle déterminant dans la défense des agents confrontés à des mobilités contraintes. Elles peuvent intervenir à différents niveaux : conseil juridique, accompagnement lors des entretiens, saisine des instances paritaires, et même contentieux collectifs lorsque plusieurs agents sont concernés par une même mesure de réorganisation.
Le Défenseur des droits peut être saisi lorsque la mobilité contrainte semble dissimuler une discrimination ou un harcèlement. Ses recommandations, bien que non contraignantes, exercent une influence réelle sur les administrations et peuvent conduire à un réexamen de la situation.
L’impact des restructurations administratives sur la mobilité contrainte
Les réformes administratives de grande ampleur engagées ces dernières années ont considérablement accru le recours aux mobilités contraintes. La Révision Générale des Politiques Publiques (RGPP), puis la Modernisation de l’Action Publique (MAP), et enfin le programme Action Publique 2022 ont tous intégré des objectifs de réorganisation territoriale et fonctionnelle des services publics.
La fusion des régions opérée par la loi NOTRe de 2015 a entraîné d’importantes mobilités géographiques pour les agents des conseils régionaux. De même, la réforme de l’administration territoriale de l’État (RéATE) a conduit à des regroupements de services déconcentrés, impliquant des mobilités fonctionnelles pour de nombreux agents.
Le transfert de compétences entre collectivités territoriales ou entre l’État et les collectivités génère mécaniquement des mobilités contraintes. L’article 114 de la loi n° 2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République (loi NOTRe) prévoit ainsi le transfert des agents exerçant leurs fonctions dans un service ou une partie de service transféré.
Études de cas de grandes restructurations
La réorganisation territoriale de la Direction Générale des Finances Publiques (DGFiP), engagée depuis 2019, constitue un exemple emblématique de restructuration générant des mobilités contraintes. Cette réforme prévoit la suppression de nombreuses trésoreries locales et une réorganisation des services fiscaux, affectant plusieurs milliers d’agents.
La création des Secrétariats Généraux Communs Départementaux (SGCD) en 2020 illustre la tendance à la mutualisation des fonctions support au sein de l’État. Cette réforme a entraîné le regroupement des services supports des préfectures et des directions départementales interministérielles, générant des mobilités fonctionnelles pour les agents concernés.
Le rapport d’information du Sénat n° 650 (2018-2019) sur les mobilités dans la fonction publique souligne les difficultés rencontrées lors de ces restructurations : accompagnement insuffisant, délais trop courts, manque de formation adaptée. Il met en évidence la nécessité d’un meilleur équilibre entre les impératifs de modernisation et le respect des situations individuelles.
Les données statistiques révèlent l’ampleur du phénomène. Selon la Direction Générale de l’Administration et de la Fonction Publique (DGAFP), plus de 25 000 agents de l’État ont connu une mobilité contrainte entre 2017 et 2021 dans le cadre de restructurations. Ce chiffre ne tient pas compte des mobilités au sein des fonctions publiques territoriale et hospitalière, qui connaissent des dynamiques similaires.
Vers une nouvelle approche de la mobilité dans la fonction publique ?
La vision traditionnelle de la carrière à vie dans la fonction publique évolue progressivement vers un modèle plus dynamique, où la mobilité devient un élément central du parcours professionnel. Cette évolution, parfois subie par les agents, traduit une transformation profonde de la conception même du service public et du statut de fonctionnaire.
La loi de transformation de la fonction publique de 2019 marque un tournant en renforçant les outils à disposition des employeurs publics pour gérer les mobilités. L’extension du recours aux contractuels, la création du contrat de projet, la rupture conventionnelle, constituent autant de dispositifs qui modifient la relation d’emploi dans la fonction publique.
Les expériences étrangères offrent des perspectives intéressantes. Le modèle suédois, caractérisé par une grande flexibilité dans la gestion des ressources humaines publiques, ou le système britannique de Civil Service Reform, montrent qu’il est possible de concilier mobilité accrue et protection des agents.
Vers un équilibre entre besoins du service et aspirations des agents
Une approche plus équilibrée de la mobilité pourrait reposer sur plusieurs principes :
- L’anticipation des restructurations avec une gestion prévisionnelle des emplois et des compétences
- La co-construction des parcours professionnels associant l’agent aux décisions qui concernent sa carrière
- Le renforcement des dispositifs d’accompagnement, notamment en termes de formation
- La prise en compte des situations personnelles et familiales dans les décisions de mobilité
Le rapport Thiriez sur la haute fonction publique, remis en février 2020, préconise une mobilité accrue des hauts fonctionnaires, mais dans une logique de parcours professionnel cohérent plutôt que de contrainte administrative. Cette approche pourrait inspirer une réforme plus globale de la gestion des mobilités.
La digitalisation des processus RH offre des opportunités pour faciliter les mobilités. La plateforme Place de l’emploi public, lancée en 2019, permet une meilleure visibilité des postes disponibles dans les trois versants de la fonction publique. Le développement d’outils d’aide à la reconversion professionnelle et à la valorisation des compétences pourrait renforcer l’acceptabilité des mobilités.
Enfin, le dialogue social constitue un levier fondamental pour améliorer les conditions de mise en œuvre des mobilités contraintes. La création des Comités Sociaux d’Administration offre un cadre renouvelé pour discuter des projets de réorganisation et de leurs impacts sur les conditions de travail des agents.
Perspectives d’évolution et recommandations pratiques
L’avenir de la mobilité dans la fonction publique s’inscrit dans un contexte de transformation profonde de l’action publique. Plusieurs tendances se dessinent qui pourraient modifier l’approche des mobilités contraintes dans les années à venir.
La territorialisation croissante des politiques publiques pourrait conduire à de nouvelles formes de mobilité inter-fonctions publiques. Le développement des maisons France services, regroupant des agents de différentes administrations, préfigure ce type d’évolution où la mobilité fonctionnelle prime sur la mobilité statutaire.
La reconnaissance des acquis de l’expérience professionnelle (RAEP) et la validation des acquis de l’expérience (VAE) constituent des outils précieux pour faciliter les reconversions professionnelles dans le cadre des mobilités contraintes. Leur développement mériterait d’être renforcé pour sécuriser les parcours professionnels.
Recommandations pour les employeurs publics
Pour les gestionnaires RH et les décideurs publics, plusieurs recommandations peuvent être formulées :
- Mettre en place une gestion prévisionnelle des effectifs, des emplois et des compétences (GPEEC) efficace pour anticiper les besoins de mobilité
- Développer des référentiels de compétences transversales facilitant les passerelles entre métiers
- Former les encadrants à l’accompagnement des agents en situation de mobilité contrainte
- Instaurer un droit à l’accompagnement renforcé pour les agents concernés par une restructuration
Le baromètre social, outil de mesure du climat interne, devrait intégrer des indicateurs spécifiques sur la perception des mobilités par les agents. Cette approche permettrait d’identifier précocement les difficultés et d’ajuster les dispositifs d’accompagnement.
Conseils pratiques pour les agents
Pour les fonctionnaires confrontés à une situation de mobilité contrainte, plusieurs démarches peuvent être utiles :
- Solliciter un entretien avec le service RH pour comprendre les raisons de la mobilité et les options disponibles
- Demander à bénéficier d’un bilan de compétences pour identifier les pistes de reconversion
- Se rapprocher des organisations syndicales pour connaître ses droits et les recours possibles
- Utiliser son compte personnel de formation (CPF) pour se préparer à de nouvelles fonctions
La préparation aux concours internes peut constituer une stratégie efficace pour transformer une mobilité contrainte en opportunité d’évolution de carrière. Les dispositifs de préparation à distance proposés par les Instituts Régionaux d’Administration (IRA) ou le Centre National de la Fonction Publique Territoriale (CNFPT) offrent des possibilités accessibles à tous les agents.
Enfin, le réseau professionnel joue un rôle déterminant dans la réussite d’une mobilité. L’adhésion à des associations professionnelles, la participation à des forums métiers ou l’inscription à des plateformes comme Linkedin peuvent faciliter l’identification d’opportunités professionnelles correspondant aux aspirations de l’agent.
En définitive, si la mobilité contrainte représente souvent une épreuve dans un parcours professionnel, elle peut aussi, moyennant un accompagnement adapté et une préparation adéquate, constituer une occasion de renouvellement et d’enrichissement de la carrière dans la fonction publique.

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