L’accès au crédit immobilier représente pour de nombreux Français un passage obligé vers l’accession à la propriété. Or, cette étape s’accompagne systématiquement de la souscription d’une assurance emprunteur, garantissant le remboursement du prêt en cas d’incapacité de l’emprunteur. Pour les personnes ayant connu des problèmes de santé graves, cette assurance peut devenir un obstacle majeur, avec des surprimes prohibitives ou des refus de couverture. Face à cette réalité, le législateur a progressivement mis en place deux mécanismes juridiques : le droit à l’oubli et le principe de non-discrimination. Ces dispositifs, bien que poursuivant un objectif commun d’équité, s’articulent selon une logique propre qui mérite une analyse approfondie, tant leurs implications pratiques et juridiques façonnent l’accès au logement pour des millions de personnes.
Fondements juridiques du droit à l’oubli et du principe de non-discrimination
Le droit à l’oubli en matière d’assurance emprunteur trouve son origine dans la convention AERAS (s’Assurer et Emprunter avec un Risque Aggravé de Santé) signée en 2006 et régulièrement mise à jour. Ce dispositif conventionnel a été consacré par la loi du 26 janvier 2016 relative à la modernisation du système de santé, puis renforcé par la loi du 28 février 2022 pour un accès plus juste, plus simple et plus transparent au marché de l’assurance emprunteur.
Le droit à l’oubli permet aux personnes ayant souffert de pathologies graves de ne plus avoir à les déclarer à leur assureur après un certain délai, rendant ainsi possible une assurance aux conditions standard. Initialement limité aux anciens malades du cancer, ce droit s’est progressivement étendu à d’autres pathologies comme certaines hépatites virales.
En parallèle, le principe de non-discrimination en matière d’assurance trouve son fondement dans plusieurs textes fondamentaux :
- L’article 225-1 du Code pénal qui prohibe toute discrimination fondée sur l’état de santé
- La loi du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations
- L’article L.111-7 du Code des assurances qui encadre spécifiquement les pratiques discriminatoires dans le secteur assurantiel
La jurisprudence de la Cour de cassation a progressivement précisé les contours de ces principes, notamment dans un arrêt remarqué du 9 novembre 2018 où elle a considéré qu’une surprime fondée uniquement sur l’état de santé passé, sans analyse actualisée du risque réel, pouvait constituer une discrimination illicite.
Ces deux mécanismes juridiques, bien que distincts, convergent vers un même objectif : permettre l’accès à l’assurance prêt immobilier pour tous, y compris pour les personnes présentant ou ayant présenté un risque aggravé de santé. Leur articulation constitue un défi majeur pour le législateur comme pour les juges.
Évolution législative du droit à l’oubli : une protection croissante des emprunteurs
L’évolution du droit à l’oubli en matière d’assurance emprunteur témoigne d’une volonté constante du législateur de renforcer la protection des personnes ayant connu des problèmes de santé graves. Cette progression s’est effectuée par étapes successives, chacune élargissant le champ d’application de ce droit.
La première avancée significative date de 2015, lorsque la Convention AERAS a instauré un droit à l’oubli pour les anciens malades du cancer, fixant un délai de non-déclaration à 15 ans après la fin du protocole thérapeutique. Ce délai était ramené à 5 ans pour les cancers diagnostiqués avant l’âge de 18 ans.
La loi Santé du 26 janvier 2016 a consacré ce droit dans le Code de la santé publique, lui conférant ainsi une force juridique supérieure à celle d’une simple convention. L’article L.1141-5 du Code de la santé publique a posé le principe selon lequel aucune information médicale relative à une pathologie cancéreuse ne peut être sollicitée par l’assureur dès lors que le protocole thérapeutique est achevé depuis plus de 10 ans (5 ans pour les cancers survenus avant 18 ans).
Une avancée majeure est intervenue avec la loi du 8 mars 2019, dite loi Lemoine, qui a réduit le délai général du droit à l’oubli de 10 à 5 ans pour les pathologies cancéreuses. Cette même loi a supprimé le questionnaire médical pour les prêts immobiliers inférieurs à 200 000 euros par assuré lorsque l’échéance du contrat intervient avant le 60ème anniversaire de l’assuré.
En février 2022, la législation a franchi une nouvelle étape avec l’extension du droit à l’oubli à l’hépatite C guérie. Les personnes ayant souffert de cette pathologie peuvent désormais bénéficier du droit à l’oubli 48 semaines après la fin du traitement curatif.
Le décret du 2 juin 2022 est venu préciser les modalités d’application de ces dispositions, notamment en définissant la notion de « fin de protocole thérapeutique » et en établissant la liste des pathologies concernées par la grille de référence AERAS. Cette grille, régulièrement mise à jour, permet aux personnes souffrant de certaines pathologies chroniques d’accéder à l’assurance sans surprime ni exclusion de garantie, sous certaines conditions.
Cette évolution législative témoigne d’une prise de conscience croissante des pouvoirs publics face aux difficultés rencontrées par les personnes ayant connu des problèmes de santé pour accéder au crédit immobilier. Elle illustre un mouvement de fond vers une socialisation du risque en matière d’assurance emprunteur.
Le principe de non-discrimination : limites et applications pratiques
Le principe de non-discrimination en matière d’assurance prêt immobilier se heurte à une réalité économique incontournable : l’activité assurantielle repose fondamentalement sur la segmentation des risques et leur tarification différenciée. Cette tension entre principe juridique et logique économique crée un cadre d’application particulier qu’il convient d’analyser.
En droit français, la discrimination fondée sur l’état de santé est prohibée par l’article 225-1 du Code pénal. Toutefois, l’article 225-3 du même code prévoit une exception notable : les refus ou différenciations tarifaires en matière d’assurance ne constituent pas une discrimination lorsqu’ils sont fondés sur la prise en compte de données actuarielles ou statistiques établissant un lien entre l’état de santé et le risque couvert.
Cette exception traduit la reconnaissance par le législateur de la spécificité de l’activité assurantielle. Une jurisprudence constante de la Cour de cassation confirme cette approche, tout en l’encadrant strictement. Ainsi, dans un arrêt du 12 mai 2010, la Haute juridiction a précisé que la différenciation tarifaire doit reposer sur des « données pertinentes et actualisées » et non sur des présomptions générales.
En pratique, cette articulation délicate se manifeste dans plusieurs situations concrètes :
- Les questionnaires médicaux utilisés par les assureurs doivent être proportionnés au risque évalué
- Les surprimes appliquées doivent refléter une augmentation réelle et actuelle du risque
- Les exclusions de garantie doivent être limitées aux situations où le risque est objectivement inassurable
La Commission des Clauses Abusives a d’ailleurs émis plusieurs recommandations visant à encadrer les pratiques des assureurs dans ce domaine. La recommandation n°2017-01 du 20 janvier 2017 a notamment pointé du doigt certaines clauses d’exclusion trop générales ou imprécises.
Le Défenseur des droits joue également un rôle majeur dans la lutte contre les discriminations en matière d’assurance. Dans son rapport annuel de 2021, il soulignait que 8% des réclamations reçues dans le domaine de la discrimination concernaient l’accès aux biens et services, dont l’assurance emprunteur représente une part significative.
La mise en œuvre du principe de non-discrimination se traduit également par l’obligation faite aux assureurs de motiver précisément leurs décisions de refus ou de surprime. Cette obligation, renforcée par la loi du 28 février 2022, permet aux candidats à l’assurance de contester plus efficacement les décisions qu’ils estimeraient discriminatoires.
Malgré ces avancées, des zones grises persistent, notamment concernant les pathologies émergentes ou celles pour lesquelles les données statistiques sont limitées. Ces situations illustrent la difficulté d’établir un équilibre parfait entre protection contre la discrimination et viabilité économique du système assurantiel.
Zones de friction entre droit à l’oubli et non-discrimination
L’articulation entre le droit à l’oubli et le principe de non-discrimination n’est pas exempte de tensions. Ces deux mécanismes juridiques, bien que poursuivant un objectif commun d’accès équitable à l’assurance prêt immobilier, reposent sur des logiques différentes qui peuvent parfois entrer en conflit.
Contentieux et jurisprudence : vers une harmonisation des principes
L’articulation entre droit à l’oubli et non-discrimination a donné lieu à un contentieux significatif, permettant progressivement aux juridictions de préciser les contours de ces notions et leur application concrète. Cette jurisprudence, encore en construction, dessine les lignes d’une harmonisation progressive des principes.
La Cour de cassation a rendu plusieurs arrêts structurants qui éclairent cette articulation. Dans un arrêt du 9 novembre 2018 (pourvoi n°17-16.335), la première chambre civile a considéré que le refus d’assurance opposé à un ancien cancéreux, dont la pathologie était en rémission depuis plus de 10 ans, constituait une discrimination illicite. Cette décision est intervenue avant même que le délai du droit à l’oubli ne soit réduit à 5 ans, illustrant ainsi comment le principe général de non-discrimination peut parfois aller au-delà des protections spécifiques du droit à l’oubli.
Les juridictions du fond ont également contribué à préciser cette articulation. Le Tribunal de Grande Instance de Paris, dans un jugement du 6 novembre 2019, a invalidé une clause d’exclusion générale visant toutes les conséquences d’une pathologie antérieure à la souscription du contrat, estimant qu’une telle clause méconnaissait tant le droit à l’oubli que le principe de non-discrimination.
La Commission de Médiation AERAS, bien que n’étant pas une juridiction au sens strict, joue un rôle déterminant dans la résolution des litiges relatifs à l’assurance emprunteur pour les personnes présentant un risque aggravé de santé. Ses avis, rendus sur la base des dispositions conventionnelles et légales, contribuent à forger une doctrine d’application du droit à l’oubli et du principe de non-discrimination.
Le Conseil d’État a également eu l’occasion de se prononcer sur ces questions, notamment dans une décision du 17 mars 2021 concernant le décret d’application de la loi ASAP (Accélération et Simplification de l’Action Publique). Il a validé les dispositions réglementaires précisant les conditions d’application du droit à l’oubli, tout en rappelant que ces dispositions ne devaient pas être interprétées comme limitant la portée du principe général de non-discrimination.
Au niveau européen, la Cour de Justice de l’Union Européenne a développé une jurisprudence substantielle sur la discrimination dans l’accès aux services, notamment dans l’arrêt Test-Achats du 1er mars 2011 qui a prohibé la différenciation tarifaire fondée sur le sexe en matière d’assurance. Bien que ne concernant pas directement l’état de santé, cette jurisprudence influence l’approche des juridictions nationales en matière de discrimination dans le secteur assurantiel.
La Cour Européenne des Droits de l’Homme contribue également à cette construction jurisprudentielle, notamment à travers son interprétation de l’article 14 de la Convention (interdiction de la discrimination) combiné à l’article 8 (droit au respect de la vie privée) ou à l’article 1er du Protocole n°1 (protection de la propriété, incluant l’accès au crédit).
Cette jurisprudence en évolution constante tend vers une harmonisation des principes, où le droit à l’oubli apparaît comme une application spécifique et renforcée du principe général de non-discrimination dans le contexte particulier des antécédents médicaux en matière d’assurance emprunteur.
Perspectives et enjeux futurs : vers un droit à l’assurance ?
L’évolution constante du cadre juridique entourant l’assurance prêt immobilier pour les personnes présentant un risque aggravé de santé soulève des questions fondamentales sur l’avenir de ce secteur et sur l’émergence potentielle d’un véritable « droit à l’assurance ».
Les avancées législatives récentes, notamment la réduction du délai du droit à l’oubli à 5 ans et la suppression du questionnaire médical pour certains prêts, traduisent une tendance de fond vers une plus grande mutualisation des risques. Cette tendance pourrait se poursuivre dans les années à venir, avec plusieurs pistes d’évolution envisageables :
- L’extension du droit à l’oubli à de nouvelles pathologies, au-delà des cancers et de l’hépatite C
- La réduction progressive des délais d’application du droit à l’oubli
- Le relèvement du seuil de dispense de questionnaire médical, actuellement fixé à 200 000 euros
Ces évolutions posent toutefois la question de l’équilibre économique du système assurantiel. Si la mutualisation des risques constitue le principe même de l’assurance, une mutualisation trop poussée pourrait entraîner une augmentation générale des primes, pénalisant ainsi l’ensemble des emprunteurs.
Le développement des nouvelles technologies, notamment l’intelligence artificielle et le big data, soulève également des enjeux majeurs. Ces technologies permettent une évaluation toujours plus fine des risques individuels, ce qui pourrait, paradoxalement, aller à l’encontre des efforts de mutualisation portés par le législateur. La réglementation des algorithmes utilisés dans l’évaluation du risque en assurance constitue ainsi un défi juridique considérable pour les années à venir.
La question de l’assurabilité des risques émergents ou mal connus représente un autre enjeu d’importance. Les séquelles à long terme de certaines maladies nouvelles ou peu documentées, comme le Covid long, posent des défis considérables en termes d’évaluation actuarielle des risques. Comment appliquer le principe de non-discrimination ou le droit à l’oubli à des pathologies dont l’évolution à long terme reste incertaine ?
Au niveau européen, l’harmonisation des pratiques en matière d’assurance emprunteur reste un objectif lointain. Les disparités entre États membres sont considérables, tant en termes de cadre juridique que de pratiques assurantielles. La Commission européenne a toutefois manifesté son intérêt pour ces questions, notamment dans sa stratégie en faveur des droits des personnes handicapées 2021-2030, qui aborde la question de l’accès aux services financiers.
Enfin, se pose la question philosophique et juridique de l’émergence d’un véritable « droit à l’assurance ». L’évolution législative récente, en limitant progressivement la liberté contractuelle des assureurs au nom de l’accès au crédit immobilier, semble dessiner les contours d’un tel droit. Cette évolution s’inscrit dans une tendance plus large de reconnaissance de droits-créances dans notre ordre juridique, à l’instar du droit au logement ou du droit à la protection de la santé.
L’articulation entre le droit à l’oubli et le principe de non-discrimination constitue ainsi un laboratoire juridique fascinant, où se joue l’équilibre délicat entre protection des personnes vulnérables, liberté économique des acteurs du marché, et construction progressive de nouveaux droits fondamentaux.
